Filmer au « je »

Filmer au « je »

Le cinéma a longtemps été - est encore - une affaire de spectacle. Du fantasme, de l’exagéré, du mensonge ou du transfiguré. Mais parfois, voilà que des artistes s’emparent de la machine, la dévient de son axe, et cadrent au plus près ; l’herbe qui pousse, les après-midis orageux et les confessions chuchotées. Ce sont les poètes des chambres à coucher. Pour cette escale « filmer au je », nous vous partageons cinq films qui partagent une pratique de l’ordre de l’intime et qui, pour s’approcher au plus près de la vie, ont filmé la leur...

Les films présentés ont tous en commun le caractère indépendant de leur démarche : ce sont des cinéastes seuls avec leur caméra. Les formats plus légers, le 16 mm et le 8 mm, développés entre autres pour les amateurs et le grand public, ont permis la naissance d’un cinéma d’avant-garde aux États-Unis. Stan Brakhage et Jonas Mekas, figures tutélaires de ce mouvement, ont utilisé ces caméras portatives et légères afin de s’exprimer en dehors de la lourdeur des circuits commerciaux. Au royaume d’Hollywood, ils ont préféré la solitude des créateurs et ont filmé leurs familles et leurs amis, exprimant une forte individualité et cherchant à traduire le flot de leurs pensées à la manière du *stream of consciousness* des écrivains de la beat generation. 

Si Brakhage a davantage exploité la dimension picturale de la pellicule, travaillant le flux de la matière visuelle et tentant de traduire l’étendue de la vision, Mekas s’est quant à lui attardé au journal filmé et à la représentation du non-spectaculaire. Mais les deux sont appelés par le mythe et la poésie, et utilisent le médium comme un au-delà du réel, en dévoilant les profondeurs enfouies. Les deux œuvres choisies pour cette escale Window Water Baby Moving et As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty proposent des incursions intérieures d’une rare expressivité, guidées par la puissance évocatrice des images et la force des sentiments.

Le médium de la vidéo, par son accessibilité, agira également comme catalyseur et permettra l’émergence de nouvelles représentations, s’érigeant principalement en porte-à-faux des médias de masse et de leur faculté manipulatoire. Les femmes s’en saisiront et tout un courant d’art vidéo féministe émergera dans les années 70, autant pour repenser la posture du regard que celle de la représentation du corps. Dans la vidéo Birthday Suit With Scars And Defects, l’artiste canadienne Lisa Steele oppose à la fixité « neutre » de l’appareil sa nudité, chargée de tout un récit. C’est à un renversement des regards qu’elle nous convie ; le corps féminin non plus comme objet, mais comme sujet, vivant, changeant, marqué par les traces du temps et de l’existence.

En Europe, Alain Cavalier est une des figures majeures du genre du journal filmé. S’il était déjà bien établi dans le milieu du cinéma « traditionnel », il optera dès 1995 pour un dispositif minimal, filmant seul avec de petites caméras vidéos. C’est suite au deuil de sa femme Irène qu’il entame ce changement de cap, et il délaissera progressivement la lourdeur du cinéma commercial. C’est à un travail d’épure qu’il se livre, dépouillant petit à petit le cinéma de tous ses artifices. Avec La rencontre, nous accédons, par bribes, au récit d’amour de lui et de sa compagne Françoise. Un film qui, par petites touches, nous dessine l'étendue du sentiment amoureux.

Finalement, nous vous présentons un film de Boris Lehman, figure tout à fait hors du commun du paysage cinématographique. Cinéaste belge prolifique, il a réalisé, produit et diffusé tous ses films de façon artisanale depuis 45 ans, constituant un corpus de plus de 500 films, courts et longs, documentaires et fictions, essais et expérimentations, journaux, autobiographies..., principalement en 8, super 8 et en 16 mm. Avec À la recherche du lieu de ma naissance, il nous livre une enquête sur ses origines, enfant juif né en Suisse en 1944. Il y emploie un large spectre de dispotifs pour tenter de se créer une mémoire, là où ne règne que le vide : reconstitutions de souvenirs, mises en scènes allégoriques, séances documentaires, réflexions en voix-off. Une véritable épopée de la mémoire, comme pour masquer l'oubli.

Laissons-lui le mot de la fin, qui résume admirablement ces écritures cinématographiques personnelles :

« Pourquoi je filme ? 1. Exorciser 2. Mémoriser 3. Me voir en regardant les autres 4. Avoir une relation (un lien) au monde 5. Être moi-même, exister, devenir quelqu'un ; on n'est jamais sûr de l'être. »

Un cinéma de l’intime qui permet d’exister. Et en effet de miroir, faire exister le spectateur, la spectatrice. Un cinéma de l’intime comme rempart contre l’oubli, contre le spectacle, ramenant au cœur de soi le tremblement ténu de l’existence.

Naomie Décarie-Daigneault Directrice artistique de Tënk

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