Une femme, éveillée dans la nuit. Non loin d'elle, des décors de théâtre se déploient, révélant deux paysages alternatifs. Sur son drap bleu, un scintillement de lumière reflète et illumine son royaume d'insomnie.
Réalisateur | Apichatpong Weerasethakul |
Acteur | Emmanuel Bernier |
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Parmi les visions de cinéma qui demeurent les plus vives, qui me sont les plus durables, il y a celle de la dormeuse en feu dans Blue.
Je parle de vision d’abord parce que la dormeuse ne brûle pas littéralement. Cette image se déconstruit à mesure que progresse le film. C’est la réflexion d’un feu sur un panneau de verre qui permet de créer cette envoûtante superposition.
Mais l’envoûtement de cette vision, justement, persiste. Est-ce à cause de l’espace transitoire entre la veille et le sommeil de la dormeuse, là où la flamme, comme une métaphore de la créativité, atteint son paroxysme — un brasier ardent? Il y a assurément de cela grâce à l’effet miroir de la mise en scène : c’est le public, après tout, qui assiste à cet embrasement lent et progressif, s’engageant dans une rêverie toute bachelardienne.
Mais cette rêverie est épisodiquement (et comiquement) entrecoupée par le couinement de toiles de fond qui s’enroulent et se déroulent. Ces décors rapiécés de temples et de vallées ensoleillées appartiennent au Likay, une forme de théâtre populaire thaïlandais. En phase avec Blue, ces spectacles itinérants s’appuient notamment sur des décors rudimentaires et sur des histoires qui, la plupart du temps improvisées, sollicitent grandement l’imagination des spectateur·trice·s. Pour tout initié du cinéma d’Apichatpong, on reconnaît là son admirable capacité à ne pas sombrer dans une impénétrabilité orientale tout en arrivant à mobiliser des éléments évocateurs de sa culture. Ce qui participe incontestablement au succès acquis de son œuvre à l’international.
Concluons sur cette note : le feu fascine comme il peut brûler — cette vision de la dormeuse pouvant être comprise comme un sujet contemporain et le feu, prométhéen, son burnout. Le cinéma d’Apichatpong agit ainsi comme un pharmakon, terme grec dont l’acception médicale désigne à la fois le poison et le remède. Parler médecine n’est d’ailleurs pas fortuit pour Apichatpong, fils de médecins dont l’œuvre est traversée par les hôpitaux, la maladie et la mort. Ainsi, par cette dialectique du feu, Blue propose quelque chose qui n’est rien de moins que révolutionnaire : apprendre, par la cure du cinéma, à se dissoudre dans les éléments (nuit, feu). S’acclimater à ces espaces-temps improductifs, éloignés des affects primaires de l’attention divisée.
Se laisser embraser à son tour.
Emmanuel Bernier
Responsable des acquisitions chez Tënk
et drôle d'oiseau
Parmi les visions de cinéma qui demeurent les plus vives, qui me sont les plus durables, il y a celle de la dormeuse en feu dans Blue.
Je parle de vision d’abord parce que la dormeuse ne brûle pas littéralement. Cette image se déconstruit à mesure que progresse le film. C’est la réflexion d’un feu sur un panneau de verre qui permet de créer cette envoûtante superposition.
Mais l’envoûtement de cette vision, justement, persiste. Est-ce à cause de l’espace transitoire entre la veille et le sommeil de la dormeuse, là où la flamme, comme une métaphore de la créativité, atteint son paroxysme — un brasier ardent? Il y a assurément de cela grâce à l’effet miroir de la mise en scène : c’est le public, après tout, qui assiste à cet embrasement lent et progressif, s’engageant dans une rêverie toute bachelardienne.
Mais cette rêverie est épisodiquement (et comiquement) entrecoupée par le couinement de toiles de fond qui s’enroulent et se déroulent. Ces décors rapiécés de temples et de vallées ensoleillées appartiennent au Likay, une forme de théâtre populaire thaïlandais. En phase avec Blue, ces spectacles itinérants s’appuient notamment sur des décors rudimentaires et sur des histoires qui, la plupart du temps improvisées, sollicitent grandement l’imagination des spectateur·trice·s. Pour tout initié du cinéma d’Apichatpong, on reconnaît là son admirable capacité à ne pas sombrer dans une impénétrabilité orientale tout en arrivant à mobiliser des éléments évocateurs de sa culture. Ce qui participe incontestablement au succès acquis de son œuvre à l’international.
Concluons sur cette note : le feu fascine comme il peut brûler — cette vision de la dormeuse pouvant être comprise comme un sujet contemporain et le feu, prométhéen, son burnout. Le cinéma d’Apichatpong agit ainsi comme un pharmakon, terme grec dont l’acception médicale désigne à la fois le poison et le remède. Parler médecine n’est d’ailleurs pas fortuit pour Apichatpong, fils de médecins dont l’œuvre est traversée par les hôpitaux, la maladie et la mort. Ainsi, par cette dialectique du feu, Blue propose quelque chose qui n’est rien de moins que révolutionnaire : apprendre, par la cure du cinéma, à se dissoudre dans les éléments (nuit, feu). S’acclimater à ces espaces-temps improductifs, éloignés des affects primaires de l’attention divisée.
Se laisser embraser à son tour.
Emmanuel Bernier
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